Les
traditions et le marketing sont formels : une artiste pop se
doit de choisir entre deux personnages pour réussir, soit
celui de la chanteuse " à voix " bien
sage, façon Whitney Houston où Céline Dion,
soit l’allumeuse, avec lèvres sensuelles et nombril à
l’air obligatoires, tendance Britney Spears. Et puis, une femme,
ça chante, mais ça ne compose pas, c’est bien connu ;
les vrais artistes, ce sont les hommes, d’ailleurs qui peut citer
une peintre célèbre hein, si ça c’est pas une
preuve que le génie c’est masculin ?
Heureusement,
quelques artistes féminines ont su, tout au moins pour ce
qui est de la pop, bousculer un peu ces tabous. Depuis Joan Baez
et Patti Smith, on est bien obligé de reconnaître que,
oui, il peut y avoir des femmes " auteures-compositrices ",
et qui produisent des œuvres fortes.
Avec
Björk, PJ Harvey et quelques autres, Tori Amos a contribué
à redéfinir la place des femmes dans la pop, offrant
une musique, des paroles différentes de celles des auteurs
masculins. Loin de se contenter d’être une simple " voix ",
elle a aussi bâti sa réputation sur des textes forts,
n’hésitant pas à aborder des sujets tabous dans ses
chansons, comme sa fausse couche ou le viol qu’elle a subi. Féministe
moderne, elle a aussi multiplié les provocations queer,
rachetant la maison où Charles Manson assassina Sharon Tate
ou posant nue donnant le sein à un porcelet pour la pochette
de Boys for Pele.
Habituée
des reprises/recréations chargées de sens, comme celle
qu’elle fît de Smells Like Teen Spirit de Nirvana,
Tori Amos a choisi pour son dernier album, Strange Little Girls,
un concept des plus déroutants : douze reprises éclectiques,
des Beatles jusqu’à Eminem en passant par Slayer ou Tom Waits,
chantées par treize personnages différents (l’une
étant chantée par des jumelles). Le but étant
de montrer que la réception d’une chanson change en fonction
du sexe de l’interprète.
L’idée
paraît tenir de la gageure voire du gadget et pourtant, contrôlant
son projet de bout en bout, Tori Amos réussit ici une impressionnante
performance schizophrénique, et un très grand album.
La
magie opère dès l’ouverture du livret, treize remarquables
portraits par Thomas Schenk, qui rendent palpables les divers personnages
interprétés par Tori, comme l’intellectuelle new-yorkaise
de New Age ou les jumelles de Heart of Gold. Puis,
le jeu de la (re)découverte propre aux reprises nous prend,
on s’amuse d’écouter Enjoy the Silence dans une interprétation
extrêmement dépouillée, loin des scories synthétiques
de Depeche Mode, ou une version de près de dix minutes de
Happiness is a warm gun, encore plus baroque que l’originale.
Très
rapidement, cependant, la curiosité pour la performance s’estompe.
S’appuyant sur une production soignée qui met en valeur sa
voix et les claviers vintage qui constituent son image de
marque, Tori Amos s’approprie très vite ce répertoire,
les auteurs originaux s’effacent. On ne s’interroge plus sur l’absurdité,
l’ironie d’une reprise de Slayer avec un tempo lent et un piano,
on se contente d’apprécier Raining Blood…
Et
graduellement, au fil des écoutes, Tori Amos elle-même
s’efface derrière ses personnages. Si elle reste le chef
d’orchestre, le fil rouge assurant la cohérence de l’album,
chaque interprétation acquiert une existence propre. Jouant
de la richesse de sa voix, elle s’offre le luxe de passer du lyrisme
façon Kate Bush (Strange Little Girls) à des
voix rauques et sensuelles comme sur Enjoy the Silence. De
même, si elle prend soin, par le choix de motifs au piano
qui se retrouvent d’un morceau à l’autre, d’apporter une
unité à son répertoire hétéroclite,
chaque piste possède néanmoins un caractère
indéniable et raconte sa propre histoire.
A
partir d’un projet plus qu’ambitieux, Tori Amos a réussi
un disque impressionnant. Au-delà du concept et de l’exploit
d’avoir réussi à le rendre viable, elle parvient à
apporter une nouvelle dimension, une nouvelle richesse à
des morceaux qui sont souvent des standards, comme dans sa version
démesurée de Happiness is a Warm Gun ou sa
réinterprétation épurée et sensuelle
de I’m not in love, qui redonne un sens à ce slow
guimauve de 10cc. Fidèle à sa volonté de bousculer
les idées reçues et le sexisme soft de notre société,
elle nous amène à nous interroger sur la banalisation,
le retour d’une imagerie machiste. Le meilleur exemple, la clé
de voûte du projet, étant sa glaçante réinterprétation
de ’97 Bonnie and Clyde, tube misogyne d’une violence effrayante
de Eminem, sur lequel tout le monde a dansé sans se formaliser
de l’horreur des paroles. En redonnant une place à la femme
de l’histoire, Tori Amos montre toute la violence de notre société.
Flop