La chaîne fétiche de la génération
Casimir n’a plus vraiment la cote. Comment a t elle pu ainsi passer en cinq
ans du statut d’icône chic et branchée au symbole du néo-beaufisme ?
Pour cela, il nous faut revenir à la genèse de
ce qui fût une chaîne culte. Dans les années 80, les ados,
habillés avec des jeans en elastiss de chez Pantashop, écoutaient
Bonnie Tyler. Ils devaient se déplacer jusqu’à la tévé
pour zapper entre les trois chaînes disponibles. En rentrant de l’école,
et en attendant les jeux de 20 heures, ils devaient réaliser des choix
cornéliens. Des chiffres et des lettres ou Santa Barbara ?
Cocoricocoboy ou le journal régional ?
Dans ce contexte, inutile de dire que l’arrivée de Canal+
a été une véritable bouffée d’oxygène. Une
chaîne à l’habillage moderne proposait des émissions pour
spectateurs de moins de quarante ans, comme le Top 50, animées
par des présentateurs jeunes, plein de talent et d’humour comme Marc
Toesca et son légendaire " salut les petits clous ",
un sacré courant d’air frais soufflait sur le PAF.
Et
en plus de ce bonheur en clair, il y avait l’incroyable qualité des programmes
cryptés. Alors que les autres chaînes étaient contractuellement
limitées à la diffusion de vieux rogatons (les films devaient
avoir au moins cinq ans avant leur première diffusion), les films sur
Canal n’avaient guère plus d’un an. Et il y avait les films pornographiques,
le foot, bref le rêve de tout téléspectateur prêt
à se transformer en glandeur de canapé.
Les décodeurs pirates fleurissaient, et pendant ce temps,
les travaux continuaient sur Canal+, préparant la révolution de
1987, l’apparition de l’émission emblématique d’un Canal triomphant,
Nulle Part Ailleurs. Un talk-show gentiment culturel mais pas trop, mené
paisiblement par Philippe Gildas et régulièrement dynamité
par l’humour subversif des Nuls, puis des Guignols et d’Antoine de Caunes. Les
autres chaînes ont pris vingt ans de retard d’un coup le soir de la première.
Tractée par la locomotive NPA, la chaîne
peut tout oser, et en profite pour proposer quelques émissions révolutionnaires
(Le Plein de Super) et faire découvrir des séries américaines
appelées à devenir culte comme les Simpson. Rien n’est
trop beau pour Canal+, qui s’assure une position hégémonique sur
le marché du cinéma (le studio Canal+ est un des plus importants
au monde) et du sport.
Mais rien n’est éternel, et l’équilibre entre
humour et talk-show finit par se perdre. Les humoristes maison se lassent de
faire le clown cinq minutes par jour et se lancent dans le cinéma, Gildas
se lasse de faire semblant de rire à des plaisanteries de plus en plus
éculées, la formule s’étiole.
L’heure du renouvellement arrive au plus mauvais moment pour
Canal+. La télévision par satellite et ses chaînes thématiques,
qui s’est développée principalement grâce aux filiales de
Canal, commence à pointer son nez. M6 a réussi à séduire
une partie du public traditionnel de Canal, et les généralistes
commencent à s’adapter. De plus, un rachat controversé par Vivendi
n’arrange pas les choses : le temps n’est plus au joyeux improvisateurs,
mais aux techniques marketing.
Le directeur des programmes au flair historique, Alain de Greef,
se met à accumuler les bourdes dans son souci de relancer Nulle Part
Ailleurs. Il enchaîne une tentative parisianiste avec Ariel Wiezman
et Guillaume Durand et un essai populiste avec Nagui, avant d’achever de se
saborder avec l’impersonnel Thierry Dujonc et une formule qui change chaque
semaine. Le tout dans un climat de règlements de comptes, le dernier
auteur historique des Guignols profitant de sa tribune pour flinguer
tous ceux qui le dérangent. Pendant ce temps, les ados regardent Loft
Story et les fans historiques de Canal se sont réfugiés sur
le satellite, sur Canal Jimmy ou Paris Première. Et les bilans financiers
sont inquiétants. Il devenait urgent pour Canal de changer radicalement
ses programmes en clairs qui constituent sa vitrine, de faire autre chose et
surtout moins cher. Pour le crypté, en effet, rien ne change, du foot,
du ciné et le rituel film du premier samedi du mois.
Exit, donc, Alain de Greef. Michel Denisot, un autre ancien,
a repris le contrôle et tente de revenir au Canal historique, celui des
tous premiers jours. La tranche de midi est confiée au vieux grognard,
Philippe Gildas, qui cherche à refaire La grande famille. Pour
la tranche du soir, c’est carrément le retour à l’âge de
pierre de Canal… On efface les quinze dernières années et on revient
aux sources, on essaie de retrouver ce parfum de télé libre, de
passionnés, qui avait lancé la chaîne. Quelques formats
courts humoristiques éprouvés, le Zapping et les Guignols, le
maintien des Simpson sont là pour assurer la transition, essayer
de transformer ce retour en arrière en retour aux sources. Pour le reste,
le cheap règne : + de cinéma ne coûte
pas cher, permet de garder un vrai public pour les marionnettes, et facilite
la promo des produits maisons. Mais on se demande bien qui peut regarder l’ennuyeuse
Isabelle Giordano s’enthousiasmer bêtement vingt fois par jour (" un
film qu’il ne faut absolument pas manquer ") et Philippe Vecchi poser
des questions ineptes. On en viendrait à regretter Marc Toesca ou même
Patrice Drevet, ce qui n’est pas peu dire
Mais le cheap, les Deschiens (popularisés par Nulle
Part Ailleurs, eux aussi) l’ont montré, cela peut parfois confiner au
bonheur télévisuel. Une speakerine de 70 ans volontairement à
côté de la plaque, par exemple, cela donne des séquences
inutiles, qui approchent parfois de très près les limites du plus
pathétique mauvais goût. Inutile, et donc rigoureusement indispensable,
comme l’avait si bien théorisé Jérôme Bonaldi. Des
moments d’absurdité absolue, parfois surréalistes lorsqu’elle
s’enthousiasme sur le match de football à venir, vêtue d’un maillot
de l’équipe de France on ne peut moins seyant.
Et
bien sûr, si l’on parle de cheap télévisuel, on parle de
jeux. Le chef des Nuls, Alain Chabat, est de retour, et fait ce qu’il sait le
mieux faire : quelque chose de totalement, volontairement nul. Un jeu à
trois francs six sous, qui deviendra donc forcément culte, à l’instar
des jeux de la préhistoire de Canal présentés par Georges
Beller, où l’enjeu disparaît derrière le gimmick
médiocre et l’humour foireux, le déjà indispensable Burger
Quiz, jeu de culture générale pour analphabètes.
Dépassée dans la branchitude par Paris Première,
concurrencée par les chaînes cinéma, attaquée par
M6 sur le créneau des jeunes, Canal a peut-être, contrainte et
forcée par de sévères restrictions budgétaires,
réussi le pari d’un renouvellement/retour en arrière qui semble
être sa seule option pour pouvoir encore se démarquer sur un marché
télévisuel de plus en plus concurrentiel. Reste à voir
si le public, qui, s’embourgeoisant avec elles, a oublié l’épopée
des radios et tévés libres, suivra…
Flop