Andreas Gursky

99 cents, 2000L'art moderne est souvent mal compris, dénigré au nom de clichés esthétiques d'un autre âge. Il est de bon ton, entre la poire et le fromage, de faire remarquer que "mon fils de huit ans dessine mieux". L'art, ça doit être joli et s'accorder avec le papier peint du salon, comme "les merveilleuses couleurs de Cézanne", ça doit avoir l'air vachement compliqué à faire, "regardes comme le dessin est fin, il était patient ce Rembrandt", et surtout faire rêver, permettre de fuir un peu de ce monde à la con, quoi, merde, comme les merveilleuses vahinés peintes par Gauguin.

L'œuvre d'Andreas Gursky n'échappe pas à ces préjugés. Ses sujets sont banals, "ils mettent ça dans des musées mais j'ai fait la même photo quand j'étais à Corfou". Il travaille en couleurs "comme un faiseur de cartes postales" et utilise la retouche numérique, ce qui non seulement est "super facile", mais en plus est un crime envers la photographie, miroir supposé de la réalité, qui ne doit "jamais mentir, sinon c'est trop grave quoi"

Et pourtant, l'apparent simplisme des images n'est jamais gratuit.

Le gigantisme de ses photos, qui dépassent souvent les deux mètres là où le standard est plutôt de cinquante centimètres de côté, certes, c'est "un truc super facile pour en mettre plein la vue" -et ça marche. Mais c'est aussi l'opportunité de créer des œuvres qui ont, en fonction de la distance d'observation, plusieurs niveaux de lecture. Cette "astuce", héritée de la peinture, permet par exemple, une fois repu de la vue d'ensemble de l'immeuble de Paris, Montparnasse (dont la répétition géométrique évoque immanquablement Richter ou Mondrian), de s'approcher pour se perdre dans la contemplation d'une terrasse, d'étudier un intérieur deviné derrière les baies vitrées…

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Paris, Montparnasse, 1994

De même, ses compositions, d'apparence si basiques, ne sont jamais innocentes. 99 cent, par exemple, nous semble une image mille fois vue, une banale pub pour un supermarché. Et pourtant, cette image pimpante et gaie, un peu bébête à première vue, est une critique sous-jacente de notre société de consommation.

L’image est structurée autour de la répétition des lignes horizontales des rayonnages. Le prix des produits est mis en avant, présent sur les lignes de force de l'œuvre (les bandeaux de l'arrière plan, les macarons "3 for 99 c" du premier plan et du centre de la photo, mais aussi les bandes blanches qui rythment la composition). La vedette, c'est lui. Les humains eux, sont écrasés par la vue plongeante, essaimés au hasard des rayons, anecdotiques.

Le travail sur les couleurs et la taille de l'image renforcent l’allégorie. Avec leurs couleurs vives, les produits vendus attirent l'œil, nous font envie (il n'est pas anodin de remarquer que le premier plan est envahi de junk food). La richesse des détails nous permet de les identifier aisément, jusque dans leurs reflets au plafond.

Par opposition, les humains sont tous vêtus en noir ou en blanc. De dos, baissant la tête vers les rayons, flous, aucun n'est identifiable. Ils n'existent pas, ne sont que quantités négligeables à côté des valeurs essentielles de notre société, les produits de consommation et l'argent.

On retrouve cette opposition entre l’Homme et ses créations tout au long de l'œuvre de Gursky. Usines, magasins, immeubles envahissent tout l'espace de ses photos, dans des compositions amples, marquées par la répétition de motifs horizontaux jusqu'à devenir des images abstraites (Shanghai). En revanche, les humains subissent la photo. Qu'ils soient masse imposante comme dans May Day IV

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May Day IV, 1999

ou anecdotiques comme dans 99 cent, ils sont écrasés par le cadrage, indifférents à la photo, anonymes, déshumanisés.

Shanghai, 2000Parce qu'elles sont spectaculaires, parce qu'elles lorgnent ouvertement vers la peinture, allant parfois jusqu'à l'hommage explicite (Turner Collection, la série des Untitled), les œuvres d'Andreas Gursky sont des candidates idéales pour une starisation. La récente exposition organisée par le prestigieux MOMA de New-York marque les prémisses d'une mode naissante, et il sera probablement bientôt du dernier chic d'avoir un Gursky dans son salon. Cependant, le regard ironique, inspiré du Pop Art, qu'il porte sur notre société apporte à ses photos une dimension supplémentaire, empêche de les réduire à de jolis éléments de décoration.

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